Survivre

Une histoire des guerres de Religion
Essai d’histoire moderne de Jérémie Foa.

On est jamais assez sûr.

Le désavantage dans une guerre civile, c’est que l’ennemi vous comprends. L’avantage dans une guerre civile, c’est que vous comprenez l’ennemi. Mais comprendre ne suffit pas. Pour sauver sa vie en période de grand trouble, quand vous êtes un catholique, un protestant, un ligueur ou un soutien d’Henry IV dans une ville qui est violemment hostile à votre parti ou votre confession, il vous faut d’autres connaissances ou d’autres techniques pour vous dissimuler et vous faire passer pour quelqu’un du bon parti. Les mêmes choses nécessaires si vous voulez à votre tour surprendre l’ennemi et investir sa place. Ce sont ces savoirs et ces savoir-êtres qu’explore Jérémie Foa dans cet ouvrage, suite au plus grand spectre de son livre sur la Saint-Barthélémy. Il y ausculte les faits et gestes de personnes prises dans un tourbillon immaîtrisable et qui cherche à clarifier les quatre doutes de la guerre civile : celui des personnes, des lieux, des choses et des mots (p. 14).

La première partie est celle du corps et elle débute par l’étonnement de Montaigne (Essais, II, 5). Celui-ci, malgré des jours de voisinage vers 1572-1573 pendant la quatrième guerre civile, n’avait pas remarqué que son compagnon de voyage était protestant. Il ne s’était pas méfié, n’avait pas posé de questions … Mais il n’y a pas que ceux qui ne se dévoilent pas, il y a ceux qui se déguisent, en paysan par exemple, pour pouvoir sortir d’une ville ou y entrer. L’erreur d’accessoire se paie cher, comme celui d’avoir de blanches mains (p. 47). Si l’on fuit, il faut aussi pouvoir exhiber ou cacher des signes, comme par exemple des croix sur son habit ou une écharpe blanche.

Celui qui est en danger doit aussi être attentif au marquage de l’espace (deuxième partie). Il lui faut connaître l’orientation confessionnelle ou politique des villes ou des quartiers qu’il traverse. Parfois c’est la maison même qui renseigne sur ses occupants. Le conflit se matérialise aussi par des affiches (comme la fameuse Affaire des Placards de 1534, qu’il fallait tout de même prendre le temps de lire …) mais plus encore par la destruction de maisons de personnes condamnées. Les méchants ayant tendance à se cacher ou à cacher leurs méfaits derrières des murs, les autorités conduisent des perquisitions chez les présents comme les absents. L’absence étant un motif de suspicion … On espère bien sûr y trouver des preuves matérielles, ce qui a pour conséquence que les perquisiteurs deviennent parfois des spécialistes de la « littérature interdite », reconnaissant auteurs et éditions (p. 186). D’autres ont développé un flair pour les caches, aidés parfois en cela par des maçons.

Dans ce monde de faux-semblants la vigilance se doit d’être permanente mais elle peut ne pas suffire à se prémunir d’attaques masquées. C’est le règne de l’assassinat par les familiers, mais aussi de l’usage du poison et, plus étonnamment encore, du colis piégé (p. 156). On en vient tout de même à vouloir faire sauter l’église des Prêcheurs à Marseille à la Nativité 1594, et à Vence deux ans plus tard un évêque veut en éliminer un autre (p. 163). Avec les éventuels dégâts collatéraux que peut provoquer une charge explosive sous une cathèdre … J. Foa passe ensuite en revue quelques objets qui peuvent revêtir une importance cruciale en temps de troubles : le contenu des poches, un jambon le vendredi ou pendant le Carême, ou encore le livre d’heures porté par le futur duc de Sully pendant la Saint-Barthélémy (le genre de personnages dont on pense toujours qu’ils sont nés vieux). L’auteur consacre un chapitre entier aux écrits, livres et messages et aux dangers qu’ils font courir à ceux qui les portent.

Dans une dernière partie enfin, J. Foa analyse ce que les guerres civiles font à la langue. Il y a en effet un envahissement du « prétendument » (la fameuse RPR qui s’immisce jusque dans les édits royaux entre 1563 et 1685 p. 202-208), une multiplication des antanaclases (un mot pour deux choses) et des paradiastoles (deux mots pour une chose), où chacun ne soit d’être informé de la novlangue, prendre garde aux shibboleths et où la présomption d’un jeu de mots ou un tic de langage peut provoquer un lynchage. C’est cette insécurité de la parole qui va conduire à la création de l’Académie Française, devant mettre la langue au clair (le Dictionnaire), parmi d’autres exemples de pacification royale. C’est la neutralisation du langage par la Couronne qui conduit à l’utilisation du terme citoyen (p. 237).

Une très belle et trop courte conclusion achève le propos (avant les notes et la bibliographie comme de bien entendu). L’homme des guerres civiles n’est pas seulement un loup (Hobbes), il est aussi une huître qui s’ouvre et se ferme a volonté (Louis d’Orléans). Le devenir-huître !

A la lecture de ce livre il doit être clair pour chacun pourquoi la France cherche l’unité depuis le XVIe siècle, sous tous ses régimes et selon des modalités qui divergent peu. Les guerres civiles dans ce qui était le royaume le plus peuplé d’Europe ont laissé un souvenir brûlant dans la psyché nationale qui a trouvé à se résoudre dans l’absolutisme royal et l’égalité révolutionnaire. Et la thérapie commence avec la neutralisation de l’espace (p. 141) par le pouvoir royal, avec la redéfinition en parallèle ce qui constitue un espace privé en rapport de l’espace public (p. 144), y compris de manière olfactive. La pièce de lard dans les lentilles protestantes pendant le Carême devient possible à la fin du XVIe siècle si les fenêtres sont fermées et sans fumet ostensible.

Dans le voyage au raz du pavé et des chemins poussiéreux de campagnes entre les injonctions contradictoires des guerres civiles, où l’on doit tour à tour montrer avec ferveur et dissimuler, le lecteur a la grande chance d’être aidé encore une fois par le style cristallin et de la plus haute qualité littéraire de J. Foa. Tout est ciselé avec la plus grande finesse, avec une pédagogie heureusement soutenue par de belles trouvailles que l’on peut qualifier de lacananoïdes. L’échange de la méthodologie paléographique de Tous ceux qui tombent pour la hauteur de vue du présent livre ne se fait pas aux dépens du lecteur. Cela aide à faire passer toutes les cruautés des temps …

(« ces guerres se mesurent en métrique pédestre » p. 39 … 8,5)

Philippe Caza Artbook

Recueil d’œuvres graphiques de Philippe Caza.

Cosmique !

La série s’agrandit. Après J. Howe et F. Magnin, voilà le troisième chez le même éditeur avec une ouverture sur la science-fiction. La formule ne change pas non plus, avec un entretien de l’artiste pour commencer, puis suivent différents thèmes ou médias. Avec P. Caza, qui a démarré sa carrière en 1971, il faut bien 210 pages pour aborder la surface de sa production.

Première étape, la bande dessinée. Au tout début des années 1970, P. Caza est l’un des premiers en France à se lancer dans la production d’une bande dessinée pour adultes, pour se sortir du domaine de la publicité. Il collabore à Pilote puis à Métal Hurlant, dans des styles différents, avec la sortie des histoires en album par la suite. Presque en parallèle, P. Caza illustre les couvertures de romans de science-fiction et de fantasy des éditions OPTA puis J’ai lu. Ce sont ces commandes qui font la majorité du livre, mais il y a aussi quelques affiches. Certaines œuvres sont rassemblées par thèmes : Lovecraft, les monstres ou encore l’écologie. Quelques pages sont dévolues à des œuvres à destination de la jeunesse (mais pour des raisons assez évidentes au lecteur, pas la spécialité de P. Caza), il est proposé quelques aperçus de travaux pour le jeu de rôle ou les jeux vidéos, avec parmi ceux-ci, un intéressant projet mort-né autour de J. Verne. Plus étonnant encore, les projets de films d’animation auxquels P. Caza a participé, avec l’animation faite à Pyongyang ! Enfin pour clore le volume, les projets relatifs à la musique, au théâtre ou encore à l’opéra, avant quelques petites œuvres personnelles en guise de conclusion.

Les commentaires de l’artiste accompagnent le lecteur dans ces plus de cinquante ans de carrière, avec un éventail de styles considérable. Si le nu féminin est un intangible, la figure de la licorne et les monstres reviennent très souvent. Les motifs d’entrelacs, organiques ou droits, sont une marque de fabrique de P. Caza comme les ocelles rouges, parfois en abondance comme sur son iconique et fascinant écran du maître de jeu de l’Appel de Chtulhu. Certains personnages, déjà marmoréens, ont pu devenir des statues.

De belles découvertes, avec une visite guidée par l’auteur riche en éléments de contexte et une plongée dans l’élaboration des œuvres avec ses inspirations, les limites, la construction et les techniques. Beau !

(tous ces romans qui nous sont inconnus par contre … 8,5)

Barbares

Roman de science-fiction de Rich Larson.

Baleine avec pas mal de parasites.

Le nagevide est une création humaine, astrobiologique. D’ordinaire il nage dans l’espace, comme une sorte de titanesque baleine sur laquelle vit tout un écosystème (pas forcément amical). Celui que Yanna, Hilleborg et leurs deux clients ont prévu de visiter a deux caractéristiques principales : il n’est pas répertorié dans les cartes astrales et il est mort. Mais les deux clients, fortunés comme il se doit, ont insisté pour que ce soit celui-là, et pas un autre. Une fois descendus à la surface (sauf Hilleborg, à qui il ne reste plus que la tête parce qu’il fallait faire de la place dans la prison dérivante dans laquelle il a purgé sa peine de contrebandier), les explorateurs réalisent qu’ils ne sont pas les premiers à être venus mais aussi que les occupants de la navette n’ont pas survécu longtemps aux périls locaux. Les coïncidences s’amoncellent beaucoup sur ce nagevide, un peu trop pour que le calme persiste.

Des personnages avec une épaisseur psychologique et un vécu, un monde certes limité au nagevide mais bien peuplé en habitants étranges, une histoire évidemment courte (c’est toujours et encore le principe de la collection) mais qui offre un bon lot de rebondissements. C’est au final encore un contrat rempli pour le lecteur qui trouvera ici la brièveté qu’il cherche et pourra apprécier, encore une fois, l’expression d’une maîtrise très avancée de l’agencement en quelques mots (le néologisme de science-fiction est une aide précieuse il est vrai) de portraits, d’environnements et d’actions. Du dépaysement, un attachement au grotesque et des questionnements qui laissent leurs empreintes pour un roman court ressemblant beaucoup à un bonbon acidulé.

(un pistolet tchekhov, tiens tiens … 8)

No Fear of the Dark

Une sociologie du heavy metal
Essai de sociologie de Hartmut Rosa.

Si déjà on ne voit rien …

Même les stars de de la philosophie allemande contemporaine ont des jardins secrets et ont eu une jeunesse. Hartmut Rosa, théoricien de la résonance et professeur à Iéna, a eu une jeunesse rebelle, guidée par le heavy metal, une expérience dont il fait part dans ce livre de 180 pages. Si la partie « personnelle » est importante, la partie plus scientifique (ou théorisée) n’est pas mince et ce n’est pas à la nostalgie pour les fins de soirées alcoolisées ou les longues attentes devant les salles de concert que nous invite l’auteur.

Comme le livre ambitionne de toucher un large public, un petit point historique sur le genre débute le propos. Le lecteur moyen de H. Rosa n’est, dans l’esprit de l’auteur et de l’éditeur, pas trop versé dans ce genre musical … Il n’y a dans ce chapitre, pas si mal fait, de révélations renversantes pour celui a déjà porté un intérêt aux musiques amplifiées nées du rock à la fin des années 1960. Le second chapitre a une visée plus sociologique en s’intéressant aux auditeurs de heavy metal (à prendre, comme c’est le cas aussi dans ce livre et avec beaucoup d’à-propos, au sens très large). La parenté avec l’auditeur de musique classique est évidemment soulignée (p. 43), parenté qui va jusqu’à la conception passionnelle de la musique. Il y a là une conception centrale, une place à part accordée à la musique et à l’œuvre, qui va à l’encontre d’une culture de playlist (p. 47).

Le chapitre suivant veut explorer la place du heavy metal dans la vie de ses auditeurs et c’est là que rentrent dans le jeu les conceptions philosophiques de l’auteur. Sa thèse est que le metal est un point d’ancrage pour le fan dans un monde post-moderne fait de changements. Mais il n’y a pas immuabilité, il y a codéveloppement des groupes et des auditeurs (p. 66). Musique corporelle par essence, le concert et la rencontre entre artiste et fan y prend une très grande place, comme toute littérature afférente.

L’auteur passe ensuite à l’effet de la musique sur l’auditeur dans un quatrième chapitre, en partant d’une base phénoménologique pour arriver sur le constat de la superficialité et en même du plus terrible sérieux, en même temps, du metal. Le tout débouche sur un cinquième chapitre qui introduit le concept de résonance, déclinée en quatre éléments (p. 95), mais H. Rosa insiste surtout sur l’indisponibilité de la résonance : on ne pleure pas à tous les coups lors d’un solo d’anthologie.

L’auteur passe ensuite à la présentation épiphanique que l’on peut faire des débuts et des fins de concerts puis revient sur le sérieux du metal dans le septième chapitre. H. Rosa y détaille aussi l’héritage romantique du metal, esthétisation de la réponse aux Lumières (p. 61), avec qui il partage aussi un imaginaire (la fantasy, les anciens dieux etc.). H. Rosa finit tout de même ce chapitre avec T. Adorno et M. Horkheimer (p. 172). La conclusion du livre poursuit sur la lancée de l’Ecole de Francfort : comment le metal a triomphé de l’industrie musicale.

Il y a tout de même un petit côté « Monsieur le Professeur nous raconte sa jeunesse », qui en plus ne se cantonne pas à la jeunesse. Mais c’est assumé et la partie musique ne verse pas dans la pédanterie, à la recherche de références obscures. Le glossaire final est un plus, les notes de bas de page sont assez peu nombreuses, rendant ce livre d’un accès plutôt aisé mais permettant tout de même des découvertes. Par contre, notre sensation est qu’il n’est pas superbement bien écrit, pour tout dire assez plat. Nous n’avons pas pu comparer avec la version originale allemande, donc nous ne pourrons pas incriminer la traduction, même si certains passages nous ont fait douter de la précision de leur restitution (la veste à patch absente de la p. 128), ou encore au vu de ce que nous savons de l’auteur (à la p. 11, sur la religion dans l’environnement familial de l’auteur). Au niveau de la théorie, difficile de se faire une idée précise de la validité de son application au domaine musical et plus précisément du metal, principalement parce qu’il nous manque la version nue, de base. Mais l’approche ne s’est pas disqualifiée d’elle-même, aussi la porte reste ouverte à un approfondissement. Mais les rapprochements entre le métal et la religion et surtout son attrait pour la question des fins dernières sont des éléments qui nous resterons longtemps à l’esprit.

(le concert de metal, le dernier refuge du chant collectif p. 148 …7)

Le voyageur imprudent

Roman de science-fiction de René Barjavel.

Du haut de ces pyramides …

Pierre Saint-Menoux, professeur de mathématiques dans le civil, est caporal dans un bataillon de chasseurs au début de la Seconde Guerre Mondiale. Au cours d’un déplacement, au milieu d’une effroyable tempête de neige, il prend un peu de repos sur le pas d’une porte. La porte s’ouvre et il rencontre Noël Essaillon et sa fille Annette. Essaillon est un savant génial qui a lu un article scientifique de Saint-Menoux et ce dernier lui a permis de faire grandement avancer ses travaux. Le fruit le plus important des découvertes d’Essaillon, c’est la possibilité du voyage dans le temps, que ce soit à l’aide de pilules ou d’un scaphandre spécial. Saint-Menoux accepte d’essayer et, convaincu par la démonstration mais aussi par la beauté d’Annette, convient d’un rendez-vous après la guerre. En 1943 (incidemment l’année de première parution du roman), les trois se retrouvent à Paris dans la villa des Essaillon. N. Essaillon étant limité par son handicap et même si Annette a déjà effectué des voyages dans le temps, c’est Saint-Menoux qui doit découvrir ce que va devenir l’Humanité et comment cette dernière va se développer après le cataclysme de 2052 (celui de Ravage). C’est sans danger, non ?

Aussitôt après Ravage, dès 1943, R. Barjavel poursuit sur sa lancée et écrit un roman de science-fiction ne cachant pas sa parenté ni avec H.G. Wells (le voyage temporel, la société future) ni avec sa propre contemporanéité : le 10 mai 1940 est explicitement cité (p. 32) et les tickets de pain sont en usage. Est-ce de ce contexte particulier que découle la tonalité pessimiste du livre, où chaque personnage ou presque est affecté de difficultés psychologiques de divers ordres ? Si Saint-Menoux est poursuivi par son manque de confiance en soi, Essaillon est de ce type de savants de science-fiction qui ne sont pas limités par l’éthique.

Tout n’est pas parfait. Au rang des faiblesses, il y a une fin un peu abrupte, des facilités scénaristiques avec des ellipses un brin faciles. Mais c’est contrebalancé par des dialogues qui coulent de source, une vision de l’avenir lointain qui marie avec beaucoup d’effets Jérôme Bosch et Salvador Dali dans un bain gore et fonctionnaliste. L’humour est encore présent, même s’il a quelques références puisées dans les années 1930 qui sont peut être un peu compliquées à comprendre aujourd’hui (le « bren-treuste » de la p. 129). Le post-scriptum de 1958 est à lui seul une raison de lire ce très bon roman qu’il faudrait mettre dans les mains de tous les scénaristes de cinéma qui souhaiteraient baser leur histoire sur le voyage temporel.

Peut-être à peine moins marquant que Ravage, Mais à peine.

(par contre Napoléon n’était déjà plus lieutenant au siège de Toulon p. 232 … 9)

Der Stasi-Mythos

DDR-Auslandsspionage und der Verfassungsschutz
Essai sur le contre-espionnage ouest-allemand face aux opérations est-allemandes par Michael Wala.

L’homme sans visage en a trouvé un.

L’espionnage est-allemand était le meilleur du monde nous disent ses anciens employés à partir de 1990, son ancien chef Markus Wolf en tête. Mais à l’appui de ces affirmations, ils ne peuvent livrer aucune preuve … Le service s’est sabordé tout en détruisant en parallèle ses archives, voire en les transférant à son service frère le KGB. Seuls quelques documents épars ont réapparu en trois décennies, mais trop peu pour permettre aux historiens d’évaluer les méthodes, les réseaux, les succès ou les échecs du HVA (Hauptverwaltung A, ou Directorat A). Reste le portrait en creux, celui que tente Michael Wala, historien spécialiste du renseignement, à l’aide des archives de la section de contre-espionnage du Bundesverfassungsschutz, l’Office fédéral ouest-allemand de protection de la Constitution, entre sa création en 1950 et les lendemains de la réunification allemande.

L’Office fédéral ouest-allemand de protection de la Constitution, abrégé en allemand BfV, est en charge de la protection du caractère démocratique de l’Allemagne fédérale. Son activité se partage entre surveillance des activités préjudiciable à l’ordre constitutionnel au niveau fédéral comme au niveau des états fédérés (extrême gauche, extrême droite etc), la protection du secret industriel et le contre-espionnage. Pour ne pas devenir une nouvelle Gestapo, le BfV n’a aucun pouvoir de police. Cet aspect est bien évidemment de première importance à sa création : il a interdiction d’employer de manière officielle et pérenne d’anciens membres du renseignement nazi. Pour les mêmes raisons et comme la DST à sa naissance en 1944, le BfV ne bénéficie pas d’archives de police.

Si la RFA est la cible de tous les services de renseignement de l’Est, elle est particulièrement ciblée par les différents services de la RDA (75 % des opérations détectées selon l’auteur), les civils du HVA en tête. Minoritairement intéressé par les forces armées tant allemandes qu’otaniennes présentes sur le sol ouest-allemand, le HVA a pour cible première les différents ministères fédéraux, la chancellerie, les partis politiques et les médias, mais l’espionnage technologique prend une importance grandissante avec les années, tant dans les entreprises que lors des foires organisées en RDA.

Le HVA peut agir tant en RDA (par l’intermédiaire d’antennes locales) qu’en RFA, où il constitue dès la fin des années 1940 des réseaux avec des résidents illégaux qui gèrent agents et sources. La porosité de la frontière inter-allemande avant l’érection du Mur en 1961 est bien évidemment un atout de taille pour le HVA, en plus de la proximité culturelle, du moins dans les années 1950. Les premières opérations de contre-espionnage sont le fruit de prises sur le fait ou de remontées d’informations par ceux qui sont approchés. Mais avec le Mur, les agents du HVA sont obligés de passer par des points de contrôles du fait de la diminution drastique du nombre de points de passages entre l’Est et l’Ouest. Des avancées méthodologiques permettent un meilleur tamisage de la part du BfV. Premièrement, ceux des Allemands de l’Est qui se relocalisent à l’Ouest (parce que cela reste possible) sont interrogés et fichés. Puis l’accent est mis sur la surveillance des enregistrements des nouveaux résidents dans les communes (une obligation légale en RFA), leur provenance mais surtout s’ils se sont mariés peu de temps après leur arrivée, que ce soit au Danemark, aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne (où le mariage sans délai de publication des bans et sans vérification préalable de bigamie est possible), qui est une manière classique au HVA pour solidifier une légende. Cette surveillance des fichiers de résidents (Opération Anmeldung) bénéficie des avancées de l’informatique dans les années 1970 mais est freinée par les considérations sur la protection de la vie privée qui montent en parallèle de ces mêmes avancées (première loi fédérale de protection des données en 1977). Le BfV veut aussi agir contre le recrutement de secrétaires par les agents des services ennemis, appelés Roméo, dont certains premiers contacts ont lieu lors de vacances dans les démocraties populaires, mais qui agissent aussi sur le territoire de la RFA. La publication de fausses annonces matrimoniales dans le but de débusquer ce genre d’agents ne donne cependant pas beaucoup de résultats.

Le contrôle des voies d’accès au territoire ouest-allemand comprend aussi la surveillance des ondes au travers d’un département dédié. C’est ce qui permet notamment en 1974 d’arrêter Günter Guillaume, très proche conseiller du chancelier W. Brandt et officier du HVA. S’ensuit une grave crise politique et la démission du chancelier Brandt, alors que le BfV alertait l’échelon politique depuis un an. Le BfV ne fait pas que débusquer des agents, il tente aussi d’en retourner (c’est l’objet du huitième chapitre). Il poursuit ainsi deux objectifs : le premier est de plus facilement repérer des opérations du HVA, mais à plus long terme, d’alourdir les coûts de formation et d’insertion des agents hostiles pour assécher les finances du HVA. M. Wala a compté 2500 tentatives de retournement d’agents entre 1950 et 1990, les trois quarts concernant des services de la RDA. Plusieurs centaines de ces opérations ont duré pendant plus de vingt ans (20 % des agents du HVA en RFA ont été actifs plus de vingt ans, une proportion sensiblement égale). Un changement d’allégeance qui pouvait avoir des conséquences, surtout que le contre-espionnage du BfV a aussi connu des taupes qui de là purent avertir Berlin-Est (l’une d’elles avait connaissance de 816 opérations et avait pris part à 346, laissant le service en ruine en 1985 à sa défection). D’autres se transportent en RDA et monnaient là-bas leurs connaissances.

Quand en 1990 la RDA se dissout et avec elle ses services de sécurité, les agents du HVA sont accueillis à bras ouverts au BfV s’ils aident à démasquer le millier d’agents restants (lesquels pourraient proposer leurs services à d’autres et en premier lieu le KGB) mais ont aussi permis au BfV, souvent contre rémunération, de mesurer à quel point certaines de ses faiblesses étaient exploitées. Et le 3 novembre 1990, le BfV peut agir dans l’ancienne RDA et prendre contact avec d’anciens chefs de département du HVA. Cela conduit à la transmission de 1558 dossiers à la procurature fédérale jusqu’en 1998 (une bonne partie grâce à une liste d’agents donnée par la CIA, liste dite « Rosenholz »), conduisant à 189 condamnations. Certaines taupes du BfV qui habitaient en RDA à ce moment là avaient depuis bien longtemps été exfiltrées par le KGB.

L’ouvrage parvient à faire un mélange équilibré entre approches générales (y compris les luttes d’appareils entre les différents services ouest-allemands) et cas particuliers dont certains sont décrits très en profondeur, dans un développement mariant avec doigté le chronologique et le thématique. Les statistiques en fin d’ouvrage sont une sorte de couronnement, démontrant la grande liberté qu’a eu M. Wala dans les archives du contre-espionnage. Une liberté qui se confirme quand l’auteur dit que la relecture de sécurité par le BfV n’a conduit qu’à deux modifications, alors que les noms en clair ou les sommes d’argent données aux informateurs sont très nombreux. L’ouvrage est d’une lecture assez commode pour un bon germanophone, même avec le jargon et les acronymes sans lesquels il aurait été difficile de faire. Si les illustrations dans le texte ne comportent pas d’organigramme qui aurait été fort utile pour comprendre la répartition entre le fédéral et les régions, elles montrent toutefois à voir, entre autres choses, des statistiques internes ou des fiches avec des photographies d’agents du HVA. D’abondantes notes, une bibliographie et un index complètent un texte de 280 pages. On pourra seulement regretter une parcimonie trop grande des dates qui demandent souvent au lecteur de revenir sur ses pas pour retrouver l’année considérée. En définitive, un très bon ouvrage ne puisant pas seulement aux sources classifiées, écrit par un historien qui n’a pas de bilan à défendre et qui a très visiblement rempli le cahier des charges.

Un été avec Machiavel

Recueil de pastilles radiophoniques sur Nicolas Machiavel par Patrick Boucheron.

Un été à l’ombre.

Patrick Boucheron a fortement accru sa renommée à l’été 2024 en ayant participé à la conception de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques. Pour les historiens, et plus particulièrement les médiévistes, l’auteur était déjà bien connu pour ses travaux sur le Moyen-Age tardif italien. C’est dans ce thème que nous restons avec le recueil des textes des émissions radiophoniques diffusées à l’été 2016 sur France Inter.

Les trente chapitres sont sans surprise dans leur agencement, entre biographie et détail de l’œuvre écrite dudit Machiavel, entre une vie au service de la Florence républicaine post-savonarolienne, en exil puis de retour pour un court temps aux affaires, et les livres dont il prend le goût dans la maison de son père, un docteur en droit opposé aux Médicis. Certes il y a Dante, mais surtout il y a Tite-Live et Lucrèce.

De Tite-Live il fera un commentaire de la première décade et certains historiens modernes se plaisent à croire que Lucrèce et sa poésie matérialiste ont guidé la vie d’adulte de Machiavel (p. 26). La poésie et le théâtre de Machiavel ne sont pas oubliés, mais il est évident que Le Prince mobilise à lui seul quelques lignes dans ce livre, et pas uniquement sur la question de son public cible.

Doté d’un indéniable talent littéraire (dont il faut tout de même faire attention à ne pas en abuser), P. Boucheron livre un petit ouvrage qui se lit avec envie où le rôle de passeur de notre philosophe florentin est particulièrement mis en relief (l’épilogue et le guide de lecture en fin), entre auteurs latins et exilés italiens du XIXe siècle.

Une courte, informative et agréable expérience.

(au XVIIe siècle il arrive que l’on feigne de citer Tacite pour citer le Machiavel mis à l’index p. 123 … 7,5)

Comment Quini le Calmar a égaré son Klobučar

Nouvelle cyberpunk de Rich Larson.

Le calme du bord de mer.

Dans Barcelone capitale d’une Catalogne indépendante, un futur à peine éloigné. Le hacker veut voler une œuvre d’art de grand prix à son dernier employeur en date, Quini le Calmar, avec qui cela s’est mal passé. Il parvient à convaincre Natalia, l’ancienne petite amie dudit employeur, de participer au vol de l’œuvre d’art. Pour compléter cette équipe de cambrioleurs, le hacker a besoin d’un dernier associé. Pour pouvoir se faire passer pour Quini et entrer dans le coffre, il doit être totalement dépourvu de prothèses et d’implants : une rareté. Le hacker trouve Yinka pour ce rôle mais ne lui dit pas tout de la mission …

Avec cette toute petite histoire contenant des éléments tels que le hacking, les modifications corporelles de tous ordres et la drogue, il est difficile de na pas penser au Neuromancer de W. Gibson. Mais il manque pour faire un décalque les mégacorporations et une ville polluée et sombre (mais le bidonville est là). A la place il y a l’ensoleillée Barcelone avec ses restaurants de fruits de mer avec vue et ses touristes ont on croit entendre rouler les valises sur les pavés. Tout est bien planté, cru, mais pas sans finesses et cette petite tendance persistante à se demander à la fin si on a tout bien compris est fort plaisante.

Efficace, rapide et une démonstration de maîtrise.

(Gaudi a survécu au hacking … 7,5/8)

Du héros à la victime

La métamorphose contemporaine du sacré
Essai d’histoire des mentalités de François Azouvi.

Moins sec que la couverture.

Dans l’ordre de préséance des médailles pouvant être conférées par les autorités françaises, la Médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme (créée en 2016 suite à la vague d’attentats de 2015) est placée avant la Croix de Guerre et la Valeur Militaire. Elle n’a pas pour objet de récompenser des services rendus. Cette anomalie, puisque les autres médailles sont censées récompenser des actes méritoires (y compris la médaille des blessés de guerre), est l’un des symptômes les plus visibles d’un changement anthropologique majeur en Occident : c’est l’effacement du héros au profit de la victime comme idéal commun. Ce changement est ici analysé par F. Azouvi, dans une sorte de conclusion à ses deux autres ouvrages déjà chroniqués dans ces lignes (sur la fausse redécouverte de Vichy et le silence qui n’a jamais existé sur l’Holocauste).

L’ouvrage débute avec la Première Guerre Mondiale et ses derniers grands feux de l’héroïsme. Mais les coûts humains ont été si hauts que naissent les premières interrogations sitôt la victoire fêtée. La question est débattue mais l’opinion générale continue de voir le sacrifice, le martyr pour la Nation, plutôt que ce qui aurait pu être une pure contrainte, avec à ce moment-là, des victimes. Mais la poutre bouge, avec comme signe l’émergence d’un pacifisme parfois radical dans l’Entre-Deux-Guerres, y compris devant l’inéluctable avancée du nazisme revanchard. La Résistance extérieure et intérieure renouvelle la figure du héros, avec parfois une mystique qui lui est propre, piochant aussi dans le registre du martyr, ce héros teinté de religion. Le nouveau statut fait des envieux : déportés raciaux et STO cherchent aussi, avec des succès contrastés, à être élevés au rang de héros. Mais 1945 voit aussi resurgir la critique. En premier lieu, celle des anciens maréchalistes, puis plus tardivement, ceux qui réfléchissent sur l’Holocauste et qui se demande pourquoi, au nom de quoi, tant de Juifs sont morts, si ce n’est ni pour la Nation, ni pour la Sanctification du Nom (ce qui était traditionnellement la justification après un pogrom). Si les déportés raciaux ont été déportés sans raison, alors ils sont pures victimes (E. Wiesel, p. 100).

Et c’est cette acception qui prend l’ascendant dans les années 1960 et 1970 en ce qui concerne les victimes des camps qui deviennent des « victimes privilégiées ». Et c’est aussi là qu’entre en jeu la concurrence (même si le Révolution tente encore de freiner les choses). Il est d’autres groupes qui se sentent, à tort ou à raison, les victimes de l’Histoire (ou leurs descendants ou leurs représentants) et qui développent un discours reprenant des termes qui en 1945 étaient ceux de l’Holocauste seul. La concurrence des mémoires s’étend ensuite à la concurrence des droits, surtout si ceux-ci redeviennent naturels (les Droits de l’Homme ont dépassé les peuples).

On passe ainsi du héros fait pour la société à la victime taillée pour les individus (aux droits en expansion). Mais en plus de cela, la fin de la religion comme structure sociale en Occident (même J.-P. Sartre se disait « nous sommes catholiques » dans les années 50) aurait fait selon l’auteur de la victime un nouveau sacré. Achevant sa démonstration par un catalogue restreint de victimes, F. Azouvi ne perçoit pas de retournement de tendance, même avec l’émergence de nouvelles formes religieuses. La structure n’est plus …

Ouvrage de taille raisonnable avec ses 220 pages de texte, le style enlevé de F. Azouvi, parfois à la limite de l’oralité, amène un propos très structuré rendant bien une méthodologie éprouvée et prenant ses racines dans les écrits publics comme dans une production culturelle plus que maîtrisée. Si c’est très centré sur la France (où il y a déjà beaucoup à faire), le cheminement et les conclusions que dressent F. Azouvi sont évidemment applicables à l’Europe et plus largement au monde occidental. La bascule Vietnam/Guerre des Six Jours/Biafra est particulièrement lumineuse, tout comme la démonstration de la fin nécessaire du cadre réflexif « oppression/Révolution » pour prendre en compte les victimes de viols (p. 114). Il n’y a par contre pas de grade de maréchal (p. 68) …

Finement historique et subtilement philosophique.

(il faut renoncer à Hegel pour accueillir la victime p. 149 … 8)

La Maison des Jeux III : Le Maître

Roman fantasy de Claire North.

Peu de noir et de blanc, beaucoup de rouge.

Nous y sommes. Argent, celui qui avait aidé Remy Burke dans le second volume de la série, est prêt pour la partie finale, celle qu’il doit jouer contre la Maîtresse de la Maison des Jeux. S’il gagne, il prend le contrôle de la Maison. S’il perd, il en deviendra le servant voilé sans volonté propre pour l’éternité. Le jeu choisi, ce sont les échecs, mais à l’échelle de la planète, où les pions sont des premiers ministres ou des compagnies de mercenaires et les tours la CIA ou l’armée chinoise. Pour cela, durant des siècles, il a amassé des ressources et des services qu’on lui doit, le plus souvent suite à des parties jouées contre d’autres joueurs de Haute Loge. La partie contre la Maîtresse démarre à New-York et Argent doit dès la première heure éviter le mat qui a toutes les chances de se matérialiser par sa mort. Un affrontement titanesque commence, dans lequel la volonté d’Argent et le pourquoi de son combat vont jouer un rôle capital. Parce qu’en face non plus on ne lésine pas sur les moyens.

Quand les protagonistes de l’histoire ont de tels moyens, c’est évidemment le grand spectacle à chaque page, avec un aspect très cinématographique affirmé. Avec cela, comme Argent est un roi d’échecs qui se déplace somme toute beaucoup, le lecteur profite d’une série de petites cartes postales, brossées à chaque fois en quelques mots, moments de pause entre deux frénésies, lueurs d’espoirs et de détachement dans un monde en perpétuel basculement du fait du jeu en cours. Le lecteur fait aussi progressivement la connaissance d’Argent, de comment tout a commencé, tout comme en même temps certaines questions des tomes précédents peuvent parfois trouver une réponse. Mais comme il y aussi grand plaisir à être un peu baladé par C. North, tout ne coule pas de source, la fin moins que tout ce qui précède.

Il reste en bouche un petit arrière-goût de questions sans réponses après avoir refermé ce roman, et ce n’est pas déplaisant.

(personne ne semble jouer au Qui est-ce par contre …8)